•«r?^c^
VJ>:;:'yX^^*^
^:^^M
^m<'^'
^^^:
ri^^%//^^
■{'^^}ï.
REVUE
DES
DEUX MONDES.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/v6revuedesdeuxmond1839brux
REVUE
DES
DEUX MONDES,
AUGMENTÉE
D'ARTICLES CHOISIS DANS LES MEILLEURS REVUES ET RECUEILS ■ PÉRIODIQUES.
TOME SIXIÈME.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHB WAHZ.EN ET C'>«.
1839
LES CÉSARS.
sîâa©sï<
I. — DES CROYANCES SODS nÉROR.
J'avais hâte d'arriver à Néron. C'est là le type de l'empereur romain ; c'esl au plus haut point celte toute-puissance du mal, ce mépris de l'humanité hors de soi et cette idolâtrie de l'humanité en soi-même, cette aspiration gigantesque et folle vers toute chose surhumaine, cette lutte contre Dieu ; c'est au plus haut point aussi cet imminent péril, cette indicible fragilité du pouvoir, cette surexaltation de l'individu humain si colossale et si précaire. Ce Nabuchodo- nosor qu'on appelle l'empereur romain ne porta jamais plus haut sa tète d'or ; ses pieds d'argile ne furent jamais si prompts à se rompre , et l'on croirait volontiers que la statue de cent pieds que Néron se fit ériger devant son palais ne fit que réaliser le rêve prophétique du roi de Babylone. Mieux qu'aucune autre époque , les treize ans qu'il régna peignent cet état où le dernier terme de sa civilisation avait conduit l'antiquité.
Mais pour commencer, je m'attache à un sujet sérieux ; toute chose a son côté grave, et j'estime malheureux celui qui pourrait le méconnaître ; rien n'est triste comme de rire de tout : l'ironie, vraie quelquefois lorsqu'elle est dans la forme, est toujours menteuse lorsqu'elle est dans la pensée. Dieu me garde de descendre à celte fausse et misérable philosophie qui, ne sachant ni pleurer, ni sourire, ricane de toute chose, et de jamais prendre sérieusement en moquerie ces deux grandes œuvres du créateur, la raison de l'homme et le cœur de l'homme.
(1) Voir la livraison du IS mars 1838.
TOMK VI. 1
() 1,ES CÉSAUS.
Je \ous ;ii (lil ii;ii;iK'ies les l'ails (ïui\ dcuii-siecle. Je Viiux jeiuoiilcr et eu reprendre les idées. Sous ce nom, j'entends toute chose, — religion, philoso- l)liie, morale, — qui élève riioinme du momenlaiié mi perdu rable, du parti- culier au général, de l'abslrail au concret (pour cette fois i)ardonnez-moi ce langage). Les idées, je persiste à le croire, bien qu'à force de la redire on ait |)0ussé cette vérité dans la banalité et le mensonge, les idées gouvernent le monde; comprises du petit nombre, agissent sur le giand. La révolution de 89, amenée par des livres, a été faite par des gens qui ne savaient pas lire.
Dans cet ordre de faits, l'événement dominant de cette époque est la nais- sance du christianisme ; mais il faut voir ce qui le précéda.
Le temps d'Auguste et de Tibère fui un temps perdu pour les idées. Le pre- mier les avait vues s'agiter dans les guerres civiles; il trouvait en elles un levain d'aristocratie républicaine. Le second les tenait véhémentement soiij)- çonnées de renouer quebpie unité entre les hommes et de réparer en quelque chose celte dislocation sociale sur laquelle il fondait son pouvoir. Sous leurs successeurs, il en fut de même. Toute doctrine leur demeura suspecte; de Ici l'exil des philosophes, la ruine des Juifs, la persécution des chrétiens, peut- élre même la destruction des druides; l'aversion pour la Grèce, d'où venaient lis idées, et qui n'avait jamais vécu sans en remuer quehjn'une; enfin la pré- |iondérance de l'esprit matériel et militaire. Tout ce <|ui avait unt apj)arpnce de philosophie ou un air de nationalité était en mauvaise odeur auprès du maté- rialisme romain et du cosmopolitisme impérial.
Ce que nous appelons une religion, c'est-à-dire un corps de doctrinaires et de traditions sacrées, réalisées par des cérémonies régulières, des devoirs stricts et un enseignement moral, cela n'était pas. Cela se trouvait-il dans les mystères, ou du moins dans que^ques mystères ? c'est un sujet grave el que je n'examine point. Mais ces mystères n'élaient point pour tous, ou quand ils furent pour tous, ce caractère-là disparut. Dans la croyance publique et i)opu- laire, il y avait des traditions plus ou moins respectées, i)lus ou moins ad- mises, plus ou moins cohérentes, mais qui ne s'enseignaient pas avec autorité; qu'en une certaine mesure du moins chacun prenait ou pour de la théologie , ou pour de la fiction poétique, ou pour de la physique voilée sous l'allégorie : la bible de celle religion, ce fut Homère, ce fut Hésiode , ce furent tous les |)()èles , venant les uns après les autres, avec moins d'autorité chaque fois, ajouter leur fable à ce grenier de fables , et réinventer les dieux chacun à sa guise. Il y eut encore quelques belles notions morales , conservées par les |>oèles, surtout par les tragiques ; inspirations personnelles, écho des mystères, débris de quehjue révélation orphique? je ne sais, mais qui, se tenant |)eu, pas- saient par le vulgaire sans être entendues et n'élaient prises que pour de la poésie. Les fêles étaient choses d'art, de luxe et de plaisir; le culte public, chose de politique; le culte privé, avec ses mille et une superstitions , chose de satisfaction el de goût personnel.
L'homme ainsi vivait à son aise avec la Divinité. La Grèce avait fait la divi- nité accessible, familière; elle l'avait placée au niveau des hommes, sinon iiu-dessous d'eux. On avait son dieu de prédilection ; on lui faisait la grâce d'une adoration toute particulière; on lui gardait les belles hécatombes; les brebis
LES CESAllS. 7
inaiyres élaieiil pour d'aulies. On le luetlait eu contidcuce de ses affaires; ou lui recommandait ses amours; on lui demandait protection pour son ménage; on le remerciait, on le grondait; on l'aimait, on le punissait ; on le boudait, ou lui tournait le dos ; on laissait désormais vivre ses belles yénisses ; on bri- sait sa statue, on brûlait sa chapelle (1). Alexandre, dans sa douleur de !a mort d'un de ses arnis , fit brûler les temples d'Esculape, qui n'avait pu le guérir.
J'ai dit ailleurs comment la foi était nationale , la religion une loi jiour lel peuple , et non un dogme pour tous les peuples ; comment chaque nation était propriétaire de ses dieux. Je viens aussi de faire sentir combien peu les opinions populaires devaient approcher de la notion d'une vérité absolue. Ainsi la reli- gion et la philosophie n'étaient pas sur le même terrain ; l'une locale et rela- tive, l'autre cosmopolite et abslraile, ne risquaient pas de se rencontrer. A Athènes peut-être, il fallait pour la philosophie quelques précautions de plus, il fallait parler moins clair, prêcher virtuellement l'athéisme sans le nommer de son propre nom, supprimer doucement la Divinité à la façon des épicuriens, sans dire rien de personnel contre tel ou tel dieu. La religion suivait son cours, la pensée le sien; celle-ci seulement en quelques occasions devait se ranger et saluer ; à la religion, il fallait des hécatombes, non des croyances ; elle était politique pour les Romains, poésie pour les Grecs, habitude et besoin pour tous, doctrine pour personne, une loi et non une foi.
Mais n'allez pas croire que la philosophie fût une bien plus grande puissance au monde que la religion. Nulle époque , au contraire, n'est plus superstitieuse que celle-ci. Il est vrai, et nous l'avons dit, les dieux de Rome ne sont plus en faveur, ils sont tombés avec l'ordre politique quils soutenaient. Ils ont cepen- dant encore leurs adorateurs : Jupiter a au Capilo'.e des serviteurs volontaires de toute espèce, des licteurs debout auprès de son trône , des valets de chambre ( nomenc lato les) qui lui annoncent ses visiteurs, d'autres qui lui servent de ioatchmeii et lui disent l'heure ; Jupiter ne sait pas lire au cadran. Des coif- feurs frottent et parfument cette statue; des femmes sont à peigner les cheveux de pierre de Minerve ; d'autres lui tiennent le miroir : tant il est vrai que, selon la croyance publique, l'idole est, non l'image du dieu, mais le dieu lui-même. Cet homme appelle le dieu à venir témoigner pour lui devant les juges, cet autre lui offre un placet, ce vieil acteur vient débiter ses rôles devant lui, et, sifflé du public, se résigne à ne plus jouer que pour les dieux. Caligula n'était pas si fou, et ressemblait à tout son siècle , quand il venait causer avec ses dieux. Jupiter a des amantes qui soupirent pour lui et bravent la jalousie de Junon.
Hors de Rome, la Syrie pleure son Adonis et adore sa mystérieuse déesse. L'Afrique, malgré la police romaine , immole encore ses enfants au Vieux, à l'Eternel, à Baal (2). Germauicus se fait initier aux grossiers mystères de Samothrace, au culte des Cabires au gros ventre. Lui , Agrippine, Vespasien^ consultent les dieux de l'Egypte. La Grèce garde sa religion homérique; facile
(1) Sacellum , *dicul«.
;,2) Augustin., De Comensu Evanyd.. 1 , 23, j 36.
8 LES CÉSARS.
et complaisante , elle y mêle le culle des empereurs, place César sur le trône d'ivoire de Jupiter, et met à côté de sa chaste Diane toutes les Julies et toutes les Drusilles de Rome. Mais ce n'est pas qu'elle abandonne son ancienne foi , qu'Eleusis manque d'initiés, que dans ce peuple de dieux il y ait si obscur vilain qui n'ait au moins sa cbapelle, que deux cents ans plus tard Pausanias ne décrive encore par milliers les temples, les oratoires, les statues. Éphèse vit de son temple,- toute une classe d'artisans ne fait que vendre de petites sta- tues d'or et d'arijent de la grande Diane ; et quand , à la face de celte grossière allégorie orientale, saint Paul vient prêcher son Dieu crucifié , on le chasse aux cris de : Vive la grande Diane des Éphésiens !
Cela ne sutiit pas encore à ces emportements de la nature vers ce qui est au-dessus d'elle, vers la science de l'avenir, les relations surnaturelles, le monde d'au delà, le monde de Dieu ; besoins de l'homme légitimes dans leur principe, mais plus insatiables et plus fous quand leur aliment est plus cor- rompu. Rome a besoin de cultes, de dieux; elle les appelle tous. Des bouts de l'empire , toute folie vient aboutir à cet égout du monde , comme dit Tacite , à cet abrégé de toute superstition, comme un autre la nomme. « Dans le butin de chacune de ses conquêtes, elle a trouvé un dieu (1). « C'a été même chez elle un principe politique ; elle a fait sa cour aux dieux pour gagner leurs peuples; elle leur a payé leurs domaines en adorations (2). Ainsi la religion des Grecs n'est plus distincte de la sienne; ainsi la granité Déesse, une pierre noire, a été solennellement apportée de Bithynie par ordre du sénat; ainsi un consul, il y a déjà longtemps, n'a pas trouvé un ouvrier pour démolir le temple des dieux d'Egypte. Ces dieux , « admis à la bourgeoisie (ô) , » ont un tout autre succès que les dieux surannés avec qui on a toujours vécu.
A qui Rome ne demandera-t-elle pas ces biens dont elle est si avide , la ri- chesse, le plaisir? Qui pourra calmer cette secrète terreur qui la poursuit? Le ciel est irrité; qui la réconciliera avec lui? Car ce sentiment de terreur à la face d'un dieu irrité est caractéristique de la superstition ancienne, et elle en prend même son nom ( .5'u!r,^a//^ona, crainte des dieux). Qui lui donnera des prières , des adorations, des moyens de se purifier? Sous ie despotisme capri- cieux des Césars qui fait et défait un homme entre le matin et le soir, à qui ne demandera-t-on pas sûreté pour les siens , garde pour sa fortune, salut pour sa vie, que sais-je?un de ces efFrayanis triomphes qui portent tout ù coup un esclave au faîte des grandeurs? Sur la terre, au ciel, dans les enfers, partout oïl peut se trouver un pouvoir plus exorable et moins insensé que celui de César, que ne fera-ton pas pour se le concilier ! Dans les sanglantes cérémo- nies de Mithra, on ira se placer sous des barreaux de fer pour recevoir sur soi le sang de la victime. Une faible femme ira rompre les glaces du Tibre et se purifier dans ses froides eaux, puis , à demi nue , tremblante, traversera le champ de Mars sur ses genoux ensanglantés.
(l)EtspoIlis sibimet nova nimiina fcclt. (Prudence, Contra Symmachum , II, 558.) (2) Sic dùm universarum gcntium sacra suscipiunt régna eliam merucrunt. (Cœciliiis U])ud Minutium. ) (ô) Dii Diunicipcs.
LES CÉSARS. / • 9
Rome est pleine de religions vagabondes qui viennent mendier dans ses rues. Voici les Galls, les prêtres de Cybèle , les cheveux épars, la voix enrouée ; leur chef, à la taille énorme, qui domine par ses hurlements le bruit de leurs tam- bours, déchire ses membres à coups de couteau, fait recueillir son sang par ses fidèles, et leur en marque le front. Au bruit du sistre, voici venir d'autres mendiants; c'est le prêtre d'Isis, la fête rase, en robe de lin , Anubis à la tête de chien : « Un dieu est irrité, prenez garde. » Et le peuple les écoute avec une sainte terreur. « L'automne menace ; septembre est gros de malheurs ; prenez garde. Allez à Méroé chercher de l'eau, de l'eau du Nil. Versez-la sur les parvis du temple d'Isis ? Un cent d'œufs pour le pontife de Bellone ! vos vieilles robes pour le prêtre de la grande Isis! Le malheur est suspendu par un fil sur votre léte. Vos tuniques pour les serviteurs de la grande Déesse ! Vous aurez paix et expiation une année entière (1). »
Y aura-t-il jamais assez de devins pour promettre l'avenir à ce peuple qui abhorre le présent? La science officielle de l'Étrurie est tombée en mépris; les augures ne peuvent se regarder sans rire, leur secret s'est laissé voir à nu. Mais l'antique et savante Asie n'aura-t-elle pas à nous offrir des déceptions moins grossières? Auspices arméniens, astrologues de Chaldée, augures de Phrygie , divinateurs de l'Inde, venez : expliquez au peuple romain ce rêve qui l'inquiète. Promettez-lui le testament de ce vieillard qu'il obsède de ses soins, et qui ne veut pas mourir. La foudre est tombée ici. Que signifie-t-elle? Les lignes de ma main, que veulent-elles dire? Chaque présage a son devin. L'in- cantateur n'est pas astrologue , le chiromancien n'a rien à faire avec les morts. On compte jusqu'à cent espèces de divinations différentes. Mais saluez surtout ce grand homme. Il est martyr de l'astrologie, la plus accréditée des sciences occultes , la plus persécutée par le pouvoir, qui la persécute parce qu'il y croit. Il a sur lui la marque des fers ; il a longtemps habité le rocher de Sériphe ; un général à qui il avait promis la victoire , vaincu, l'a tenu en prison; César ne lui a pardonné qu'avec peine. Si vous êtes riche, attachez-le à votre maison. On a chez soi un valet astrologue , comme ou a un valet cuisinier, un valet homme de lettres et un valet médecin. A tant par jour, vous aurez près de vous un confident des dieux : espèce vénale sur laquelle ne peut compter ni la puis- sance des grands, ni l'espérance des petits, gens que Rome proscrira toujours et gardera toujours. « Nul astrologue n'aura de génie s'il n'a été condamné (2). »
Mais voici autre chose. C'est la philosophie qui passe. Sous ce portique, au milieu des clameurs et des rires de la foule, deux hommes disputent (3), tous deux à la barbe longue, h la sale tunique, au manteau mal brossé. Un stoïcien, la tête rase, la figure pâlie par les veilles , qui vit de fèves et de bouillie, qui a une sainte horreur pour un lit, un souverain mépris pour la vaisselle d'argent,
(1) Su\éaa\ , Sat , 6. — Sénèque , De f'Hà beatâ , 27. — Tertullien, Apolocjet., 9.
(2) De génie ou plutôt de vogue.
Nemo mathematicus genium indemnatus habebit .
(JUVENAL , VI.)
(3) Lucien , Jupiter Tragcedns,
10 LES CÉSARS.
prend parli pour les aiiliques croyances, pour la Providence, la pairie, Tami- liéj il a les dieux sous sa clientèle. Un cynique demi-nu , avec sa besace et son pain noir, qui n'argumente pas, mais qui raille, brutal, dédaignant toute autre chose que les seuls appétits du corps, fait gorges chaudes de ces vieux mots de patrie, de mariage, d'amitié, de tous les liens de la vie humaine. Il triomphe, car il fait rire le peuple ; il est du peuple, il parle sa langue. Il a quitté l'atelier d'un tanneur, ou la boutique d'un marchand de parfums, pour le métier plus profitable de philosophe. Il fait !e tour du cercle; les oboles pleurent dans sa besace. Courage, philosophe, tu quitteras bientôt le métier; tu pourras déposer le bâton, raser ta barbe, et, sage retiré, renoncer à toutes les austérités de ton maître Diogène. En attendant , va chercher d'autres auditeurs; les tiens sont partis; ils sont au temple d'isis à se faire purifier ; ils demandent la santé à la déesse Fièvre, le courage au dieu de la peur. Mais tu dois être content : ils t'ont bien payé.
Toutes les grandes et sérieuses écoles philosophiques sont tombées. Le stoï- cisme, qui avait presque élé un parti dans les guerres civiles, est devenu par cela même suspect au prince de déloyauté, au peuple d'aristocratie. « Il n'y a plus, dit Sénèque, de pyrrhoniens, ni de pythagoriciens. » Le platonisme, qu'il faut mettre en première ligne, la doctrine la plus haute, la plus synthé- tique, la plus intuitive, s'est perdu dans une philosophie toute contraire, dans la nouvelle académie de Carnéade, scepticisme ménagé qui dit agréablement de fort belles choses dont il n'est pas bien sûr, qui a bien quelque penchant à croire l'exislence des dieux et l'immorlalitéde l'âme, mais qui toujours se berce de probabilités, de brillantes hypothèses, de phrases spirituelles : philosophie bien apprise, philosophie de littérateur et dhommedu monde, et, entre autres, deCicéron, cet homme qui savait si bien les lettres et le monde.
L'épicuréisme lui-même est en décadence. Ce prédicateur du plaisir, qui ne vivait que d'eau et de légumes, Épicure, avait voulu fonder une morale sévère sur une métaphysique qui la soutenait mal. Il donnait le plaisir pour but à l'homme, mais il voulait qu'il mît son plaisir dans la vertu. L'inconséquence était trop choquante, ses disciples furent plus logiques que lui : on n'entendit de sa doctrine que le mot de plaisir, et la théologie négative au moyen de la- quelle il donnait ce mot comme seul nœud de la vie. On le prit au mot; on cacha, comme dit Sénèque, les voluptés dans le sein de la philosophie. L'épicu- réisme ne fut plus une doctrine, mais un commode et philosophique prétexte pour tous les vices, et, par cela même que ce n'était pas une doctrine, l'école d'Épicure eut plus de disciples qu'aucune autre.
Un homme d'esprit de ce temps nous représente bien celte facile et spirituelle annihilation de la pensée, chez lui d'autant plus piquante qu'elle est plus fine et moins grossièrement avouée, qu'en même temps, par ordre supérieur, il est croyant, religieux , moral , Romain , et vieux Romain , quand il monte sa lyre poétique à un certain diapason officiel. Il est dans la philosophie comme dans la guerre. Après avoir, selon l'idée de l'héroïsme antique, tonné contre ces lâches Romains qui, devenus prisonniers des Parthes, ont « vécu et vieilli époux déshonorés de ces femmes barbares, >' ailleurs il se rappelle en riant < sa fnile si prompte au combat de Philippes . lorsqu'il jeta peu glorieusemenl
LES CÉSARS. il
son bouclier (1). >> Dans la philosophie, il en fait aulanl ; il a une certaine forme de vers avec laquelle il parle en austère Caton, une autre avec laquelle, plus sincère, « pourceau du troupeau d'Épicure, « on le voit mettant une mesure aux plaisirs, juste ce qu'il faut pour les rendre plus piquants ; faisantde la phi- losophie juste ce qu'il faut pour rejeter toute philosophie; s'accommodant avec les passions et la conscience de façon que ni l'une ni les autres ne le gênent ou ne troubient sa santé; faisant provision de courage contre le malheur; mais surtout, pour quoi que ce soit au monde, ne s'exposant au malheur :
Et mihi res , non me rébus submittere conor.
La philosophie n'avait donc rien de sérieux. Des grands maîtres, l'esprit frivole des Grecs l'avait fait descendre à l'incroyance effrontée des cyniques, à la sensualité non pensante des épicuriens, au scepticisme et à la puérilité des sophistes, qui réduisirent toute doctrine en argutie ; jongleurs de la pensée, comme un ancien les appelle. On avait, quand on était riche, un philosophe chez soi, un cynique d'ordinaire, espèce de gracioso, qui égayait le festin par sa morale. Nous lisons quelque part un mot, qui d'une double façon, peint bien cette manière de considérer la philosophie : Livie, femme d'Auguste, ayant éprouvé un malheur et ne voulant pas en fatiguer les oreilles de César, se donna à consoler ^ un c^viaXn Aréus, philosophe de son ««an (2). Quand il pleuvait, quand les jeux du cirque étaient ajournés, on se faisait apporter Chrysippe, on entendait un stoïcien dans sou école, un cynique dans la rue , gens qui connaissaient leur auditoire et n'avaient garde de l'en- nuyer.
Cet effacement de toute doctrine dans ce qui s'appelait la philosophie, cette absence de tout dogme dans la religion, ce manque total d'idée abstraite et su- périeure produisait un étrange spectacle. A défaut de doctrines, il y avait de vagues penchants, caprices, imaginations, habitudes; des penchants athées , panthéistes, sceptiques, superstitieux, que la raison n'appréciait point, et qui par conséquent, tout contradictoires qu'ils pouvaient être, n'étaient jamais in- conciliables. Sous le sceptre de la tolérance romaine qui n'avait de peur des idées que quand elles faisaient corps , tout se rencontre et rien ne se heurte. Ce monde que je vous ai peint, et que bien mieux que moi la première page venue d'un auteur latin vous peindra si superstitieux, ce monde , selon Philon, esl plein de panthéistes et d'athées; l'impiété, dit un autre, a envahîtes petits comme les grands ; Cicéron lui-même n'a admis les dieux et l'immortalité d»' l'àme que com.rae choses probables. « Pas un enfant ne croit à la barque de Caron ni aux noires grenouilles qui habitent les mares du Styx (ô). » César, en plein sénat, prêche bien nettement le néant après la mort, et Galon ne lui ré- pond pas : Cela est faux, mais seulement : « Vous sortez de la croyance offi-
(1) Relictà non benè parmulà.
(2) P/iilosopfto viri fxr... «econsolandam pra>hnit, ( .Séntque , rtrf Afrtrr?/rtM , 4.) (ô) .Iiivf^nal.
i2 LES CÉSARS.
cielle (1). fl Et Pline, dans un morceau qu'il faut lire comme expression de la dégradation dernière de la pensée humaine (2), plaint Dieu, s'il est un Dieu, de ne pouvoir faire cesser en lui le malheur de l'existence et de n'avoir pas même la consolation du suicide.
C'est que ( et ceci est une vérité générale qui peut expliquer l'alliance si fré- quente de la superstition et de l'athéisme ) le fait dominant de cette société, le grand médiateur de toutes ces contradictions, le dogme le moins vaguement conçu dans ce, siècle est le fatalisme. On ne croit pas aux dieux et on croit au sort. On désespère de fléchir l'avenir, on veut au moins le connaître, et pluson croit ses lois mathématiquement inébranlables, plus dans les songes ou les pré- sages on a d'espoir de les découvrir. D'une bonne vie et de prières candides que peut-on attendre ? Rien. Des incantations, des immolations sanglantes, des pu- ritîcations hideuses, on espère encore quelque chose. On amis toute force hors de soi-même et de l'intelligenée; on demande la force à ce qui est étrange, mys- térieux, inintelligent, parce que, malgré tous les systèmes que l'homme peut se faire sur l'immutabilité des lois du sort, il faut toujours qu'il demande et qu'il espère , et croie aux sorciers, s'il ne croit pas en Dieu.
Je citais Pline tout à l'heure. Dans sa misanthropie d'athée, il met assez bien le doigt sur la plaie. « Le culte des dieux, abandonné par les uns , est ignoble et honteux chez les autres ; et pourtant entre ces deux doctrines, l'espèce humaine s'est fait un moyen terme, une sorte de dieu qui confond davantage encore toutes nos idées de Dieu ; en tout le monde, à toute heure, toutes les voix invo- quent la fortune, et pour jeter plus de doute sur ce qu'un dieu peut être , le sort est devenu notre dieu. » Ce dieu n'est plus une des riantes divinités de l'Olympe; dieu sombre, aveugle, entouré de toutes les ténèbres et de toutes les terreurs du fatalisme, l'horreur de son nom fait trembler les autres dieux. Son habitation n'est pas au ciel ; elle est au-dessous de la terre, au-dessous des enfers, au fond des abîmes où se perd la pensée. Le Tartare est le ciel pour lui. C'est le dieu qui parjure impunément les ondes du Styx, le dieu dont le nom ne se prononce pas sans que la terre tremble (5).
La seule puissance morale qui sorte de tout cela , c'est donc encore celle de
(1) Salluste, in Calil., 50, 55.
(2) « Au milieu de tout cela, l'aveugle humanité se laisse enlacer par tant de doutes, que la seule chose certaine , c'est que rien n'est certain , et que rien n'est comparable à la misère de l'homme, ni à sa superbe. Aux autres animaux, il n'est qu'un souci , c'est de vivre, et la nature y suffit libéralement, doués ainsi du suprême avantage de n'avoir à penser ni aux richesses , ni à la gloire , ni aux honneurs , ni surtout à la
mort La nature humaine , au contraire , n'a que des consolations imparfaites... et
Dieu lui-même ne peut ni accorder l'éternité aux mortels, ni , ce qui est le plus grand don qu'il ait fait à l'homme dans cette vie si misérable , se donner la mort s'il le veut. » (Pline, Hist. nat., II, 7.)
(3) Anille
Compellandus erit quo nunquàm terra vocato ÎSon concussa tremit.,..
Indespecta tenet vobis qui Tartara , cujus Vos estis superi , stygias qui pejerat undas ?
( Lurain , P/iarsale . VI.)
LES CESARS. lo
la religion, non pas, sans doute, une force de conviction, mais une force d'habitude. Mêlée à toute chose , parce qu'elle n'est gênante en rien, aux af- faires , aux spectacles , aux jeux , aux plaisirs ; identifiée avec la poésie et les arts, familière et commode habitante de tous les foyers domestiques , convive indulgente de toutes les tables , vieille amie de toutes les familles , elle entre pour quelque chose dans toutes les affections, dans toutes les coutumes , dans toutes les convenances de la vie ; on ne s'aborde pas sans que les paroles ha- bituelles du salut ne la mettent en tiers avec les deux amis ; pour se déshabi- tuer d'elle, il faudrait se déshabituer de toute chose, secouer sa vie publique, sa vie de famille , rompre avec tout , et c'est ce que les chrétiens seuls ont su faire.
La religion n'est, au gré de Thomme , ni trop bonne, ni trop mauvaise; si peu grave et si peu morale qu'elle soit , elle donne quelque satisfaction à ses inclinations élevées, lui ménage quelque moyen de prier, de se purifier, d'ho- norer ses morts, chose que la philosophie ne fait pas, et d'un autre côté, elle ne gêne aucun vice , n'est scandalisée d'aucune prière ; ce qu'on n'ose dire aux hommes, on le demande aux dieux. On se fait conduire par le gardien du temple jusqu'auprès de la statue , on lui parle à l'oreille; qu'un homme s'ap- proche et l'on va se taire : « Oh ! si de belles funérailles allaient enfin emporter mon oncle ; si je biffais du monde le nom de cet enfant au défaut duquel je dois hériter; il est infirme , bilieux , que ne meurt-il donc pas ! Heureux Nérius, qui vient d'enterrer sa troisième femme! « — « Prières marchandes, ajoute Perse, pour lesquelles on vient prendre les dieux à part; » et ce ne sont pas les plus honteuses. «Belle Laverne, déesse des voleurs, donne-moi de tromper, donne-moi de paraître juste et saint (1). » On invoque les dieux pour le succès d'un adultère; on consulte l'oracle sur l'efïicacilé d'un poison; qui espère un veuvage , prend un devin pour conseiller ; qui veut séduire une femme , em- ploie les prêtres comme ministres de son intrigue. Les temples sont des lieux de débauche, et Joseph , ce pieux et sévère Israélite , raconte avec indignation à quelles infamies sert le temple d'Isis.
Le polythéisme avait rendu ft la société un service tout politique, il avait déifié la chose publique et légitimé le patriotisme. Nous avons dit comment il ne pouvait plus atteindre ce but : pour soutenir encore l'ordre social, il eût fallu qu'il exerçât une action morale et individuelle ; mais le peu de moralité qu'avait en lui l'ancien polythéisme grec, le respect pour les vieillards, la pitié pour les suppliants, la fidélité envers les hôtes, tout cela était passé à l'état de pure poésie homérique. La prière ne demandait que les jouissances de la vie; de la vertu, on en avait toujours trop. — « Donnez-moi la vie et la ri- chesse ; la sagesse , je me la donnerai à moi-même. » Ainsi , puissant comme chose temporelle, impuissant comme morale et comme doctrine, le polythéisme demeurait d'une presque parfaite inanité pour le bien, d'une presque entière inutilité pour l'ordre social.
Aussi les souffrances du monde se multipliaient-elles chaque jour. Ainsi ai-je effleuré sans l'entamer, ce fait immense , l'égoisme antique avec son cortège ,
(1) Horace.
li LES CÉSAUS.
l'esprit d'exlenniiialioa , lilolisme et l'esclavage , les imiiiDlatioiis iéijales el les prostitulions religieuses , les expositions d'enfanls, les massacies de cap- lils , les combats de gladialeiirs , les guerres à outrance et les homicides de peuple à peuple. Ainsi , arrivant aux faits particuliers à cette époque, ai-je montré sous Til)ère la dissociation générale , devenue le caractère permanent et fondamental de Tenipire. Si j'aimais à m'étendre, que n'aurais-je pas à dire? La peinture de ces moeurs est partout , la facilité du meurtre , l'infamie de la débauche , sont choses que j'ai dites , que je dirai encore, que je rencontre à chaque pas.
Mais remarquez une chose , et voyez comment , selon la loi de progrès, le monde marchait vite : les proscriptions deSjila sont affreuses, mais des actes de dévouement y relèvent la nature humaine. Les proscriptions d'Antoine et d'Oc- tave sont ainsi racontées : « La fidélité pour les proscrits fut grande chez leurs femmes, médiocre chez leurs affianchis , rare chez leurs esclaves , nulle chez leurs fils ; tant l'espérance , une fois conçue , est impatiente du retard (1). » Mais les proscriptions de Tibère sont plus affreuses encore : ni de fils, ni même d'esclaves , je ne retrouve plus un trait de dévouement ; Tacite reconnaît à l)lusieurs reprises cette rupture de tous liens par !a peur ; je trouve un seul homme sauvé par sou esclave , encore est-ce par un trait d'esprit et non de courage.
Cette société connaissait-elle son mal? Elle est, certes, assez douloureuse en ses paroles , mais à qui se prendra-t-elle de ce qu'elle souffre ? Si vous eu croyez Tacite, c'est à la bataille de Philippes et à César, à la chute de l'aris- tocratie républicaine ; un autre vous dira : C'est à Tibère, à Séjan , aux déla- teurs; les causes sui)érieures restent incomprises , les remèdes aussi, s'il y en avait de concevables pour la raison humaine ; on aspire à quelque chose de plus commode et de plus doux , non à quelque chose de meilleur; on voudrait être mieux soi-même , on n'espère , on n'imagine, ou ne désire pas que le monde puisse être mieux.
J'ai vu supposer quelque part que l'instinct pour des choses meilleures de- vait être au fond de la partie souffrante de la société, parmi ces ilotes aux mille noms divers que l'égoïsme antique tenait opprimés. Mais, outre que l'his- toire n'en offre pas de trace , il y a une triste vérité, c'est que l'abaissement extérieur finit par produire l'abaissement moral , que les peuples esclaves se dégradent , que les méprisés deviennent méprisables. Cela est triste à dire, à moi qui aimerais à rendre à la nature humaine la dignité que d'autres ont aimé ù lui ravir. Mais une trop commune expérience établit cette vérité, et, quant à l'époque dont je parle , si je cherche à connaître la moralité des classes es- claves, je trouve peu de chose qui me console. Toute leur ressource contre la souffrance , c'est la révolte du corjjs , non celle de la pensée ; c'est l'insurrec- tion, non vers la vertu, mais vers le désordre. Je vois le maître au milieu de ses milliers d'esclaves, toujours tremblant pour sa tète et ce mot passé en proverbe , « autant d'esclaves autant d'ennemis (-2), » sans que d'épouvantables
{1)Velleius Paterculus, H, 67. (2) Scnèque, cp. 47.
/ LES CÉSAllS. 15
exécutions lendeiit plus sur le luil doinesliijue. Je vois encore un Sparlacus , l'incendie, le pillage . les insurreclions sans cesse renaissantes de la Sicile, re- jirésailles en un certain sens légitimes, mais dont le succès eût été affreux pour le monde ; enfin , comme dernier el seul remède , le suicide , et entre au- tres exemples, à la grande admiration de Sénèque, un gladiateur, que l'on menait au cirque dans un chariot , passer, de propos délibéré, sa tète entre les rayons de la roue , dont le mouvement la tord el la brise.
En tout , à la satiété du riche , comme au désespoir du pauvre , le suicide est la suprême ressource , le dernier mot de cette société , et il en consomme la dissolution. On s'est tué, dit Sénèque, par peur de la mort ; les proscrip- tions ont merveilleusement poussé sur cette pente. Ou a envié , admiré . glo- rifié ceux qui faisaient fraude de leur corps au tyran. Pendant que Creniulius Cordus , accusé sous Tibère, se laissait périr par la faim , il y avait une joie publique de voir celte proie arrachée à la gueule de ces loups dévorants , les délateurs (1).
Ces exemples accoutumaient si bien à la mort, qu'on se tuait par ennui, par désœuvrement, par mode. Sénèque parle de « ces raffinements d'hommes blasés qu'on porte dans la mort (2). » Et ailleurs, comme s'il voulait peindre les Werlhers modernes : « Il y a une étrange manie , un caprice de la mort, une inchnation étourdie vers le suicide , qui , tout aussi bien qu'aux braves . prend parfois aux lâches ; les uns se tuent par mépris , les autres par lassitude de la vie. Chez plusieurs , il y a satiété de voir et faire toujours les mêmes choses, non pas haine , mais dégoût de l'existence : — « Quelle fin à tout cela ? Se ré- " veiller, dormir, avoir froid , avoir chaud , rien n'en finit , le même cercle ■ tourne et revient toujours. La nuit après le jour ; l'été amène l'automne , puis •' l'hiver, puis le printemps; toujours de même! Tout i)asse pour revenir. Rien « de nouveau. « —On succombe à cette manie, et beaucoup d'hommes se tuent , non que la vie leur soit dure , mais parce qu'ils ont trop de la vie (3). »
Montesquieu loue cette facilité du suicide. « Il est certain , dit-il , que les hommes sont devenus moins libres et moins courageux depuis qu'ils ne savent plus, par cette puissance qu'ils prenaient sur eux-mêmes, échapper à toute autre puissance. » Quoi donc ! fut-on bien libre sous Tibère ? bien courageux sous Néron ? Ce siècle fut pourtant de tous le i)lus fécond en suicides. Mais Montesquieu n'admire-t-il pas aussi les lois conjugales d'Auguste , que leur seule impuissance suffit pour condamner? Mais ailleurs ne semble-t-il pas re- gretter même les combats de gladiateurs? Sans passion, mais pour être pi- <|uant , il aime à relever l'antiquité idolâtre aux dépens de la nouveauté chré- tienne; esprit supérieur, fin chercheur de la vérité, moins sérieux quelquefois lorsqu'il semble l'être davantage , qui préfère trop souvent à la droite voie du bon sens la voie oblique d'une dialectique raffinée, qui lient à être logique plus qu'à être vrai, à être original plus que logique, et veut par-dessus tout elre ingénieux. De sou temps , le paradoxe et la aouveauté avaient leur prix.
(1) ^d Marciam Consolatio , 22.
(2) Je ne puis mieux rendre ces deux mots de Sénèque ; fastidiosè mori.
(3) Quibus non viverc duruni , seJ supcrfluiim, ;b«;iièquc, cp. 23. )
16 LES CÉSARS.
Aujourd'hui qui veut du paradoxe? Pour qui la nouveauté n'est-elle pas vieillie ? Le paradoxe est devenu lieu commun , et le lieu commun , à son tour, devient paradoxe. L'originalité serait de prendre les routes battues ; la hardiesse consisterait à être simple , et le plus grand paradoxe à n'en faire aucun.
Nous en sommes venus à la conclusion de toute l'antiquité. Et quand d'une seule pensée on rassemble tous ces faits : — dans la religion , l'exubérance de la superstition et la crudité de l'athéisme poussés chacun à son dernier excès, la puissance extérieure et la nullité morale du polythéisme antique; — dans la philosophie , le discrédit de toutes les doctrines qui avaient tenté de relever l'homme, l'extension de la philosophie non pensante, si ce mot peut avoir un sens , et la doctrine la moins haute rabaissée encore à une pratique inintelli- gente; — dans la vie, le relâchement de tous les liens sociaux par la rupture du lien patriotique qui les avait tous contenus , l'absence de dévouement forti- fiée par la facilité du suicide , nul signe de réaction vers un état meilleur ; — quand on regarde cette situation sous Auguste et sous Tibère, car j'aime à pré- ciser les époques , on trouve que le monde était bien mal préparé pour une doctrine plus haute et plus pure , et qu'en ce sens rien n'est venu si peu à propos que le christianisme. S'il fût venu quatre siècles plus tôt, il eût trouvé encore dans leur force les doctrines vives de la Grèce , le platonisme , le py- thagoréisme , qui pouvaient lui servir de préparation et d'aliment. L'apôtre Paul , s'il fût venu alors , eût trouvé Rome encore pure , religieuse, pauvre j sur l'Agora d'Athènes , au milieu de cette foule « d'Athéniens et d'étrangers qui n'avaient autre aifaire qu'entendre et dire des choses nouvelles (1), » il eût trouvé non-seulement ceux qu'il y rencontra, les secs et froids disciples de Ze- non , les inintelligents sectaires d'Épicure, mais encore ceux dont le maître avait dit : « Il est un être qu'il faut attendre, qui, même aujourd'hui , veille sur nous, qui plein pour nous de bienveillance, dissipera nos obscurités , nous en- seignera à vivre avec Dieu et les hommes; jusque-là différons les sacrifices.... Tant que Dieu , dans sa pitié , ne vous enverra pas quelqu'un pour vous in- struire , dormez et attendez , et prenez courage , il viendra bientôt (2). n
Mais qu'à celte époque , — où , sauf des traditions mal comprises , rien dans le monde grec et romain ne préparait les voies à une réhabilitation de l'homme, chaque jour plus enfoncé dans sa misère , — sur les confins du désert d'Arabie, non loin de l'Eiiphrate et des frontières de l'empire, dans une subdivision de la province de Syrie, dans un pays sans navigation et sans commerce, sans cesse ouvert aux désastreuses incursions des Arabes, loin des grandes cités intelligentes, Rome, Alexandrie et Athènes, loin du passage de la puissance romaine et des idées qu'elle menait après elle, des Juifs, — non pas des Juifs d'Alexandrie , des Juifs hellénistes , qui lisaient le grec, savaient les philoso- phes, vivaient en communication avec le monde , non pas même des docteurs de la loi, des Juifs pharisiens qui tenaient le haut bout de la science hébraïque, — mais des Hébreux à peine Juifs , des Galiléens, paysans d'une province dé-
(1) Actes XVn.
(2) V. Platon. — Apolog. Social. — Epimenld. — Alcibiade.
LES CÉSARS. 17
criée à Jérusalem (1), parlant une langue mêlée, gens dont les rares écrits sont pleins de barbarismes (2), gens de cette plèbe sans philosophie (ix»-'? â?(>o9-o?o;) que la sagesse hellénique dédaigne si fort (5), qui certes n'avaient jamais lu Platon , et pour qui tout ce qui s'était pensé en Grèce, à Rome, dans l'Asie depuis trois siècles , tout le passé de l'esprit humain était perdu, qui n'avaient que leur Bible, déjà corrompue par le rabbinisme , tiraillée par les sectes dis- sidentes, sophistiquée par l'interprétation étroite et vétilleuse des pharisiens; que de telles gens , le pêcheur Simon , le publicain Matthieu , les pauvres petits mariniers du lac de Génézarelh aient retrouvé ou inventé (si toutefois, quand il s'agit de doctrine, l'esprit humain invente jamais) la doctrine, je vais tout dire en un seul mot , la plus contraire, en fait de théologie, à l'incroyance et à l'idolâtrie de leur siècle , en fait de pratique à ses superstitions, en fait de morale à ses mœurs, en fait de philosophie à l'incertitude et au néant de ses idées , c'est en vérité ce que je ne pourrai jamais croire.
Que maintenant ces hommes , après avoir inventé ce révoltant paradoxe , ue l'insinuent pas en secret, ne le glissent pas à l'oreille, ne cherchent pas , pour le faire fructifier, de vieilles femmes ou de faibles esprits qui ont toujours besoin de quelques choses nouvelles à croire , mais qu'ils montent sur les toits pour le crier à tous ceux qui passent ; que non-seulement du haut des degrés du temple , aux Juifs de toute la terre venus à Jérusalem pour la pàque, non-seu- lemenl dans les synagogues de l'Asie, de la Grèce et de l'Egypte , aux Juifs de ces contrées, mais que dans les villes et du haut des tribunes faites pour un autre usage, ils le proclament de toute leur voix à la Grèce païenne, à la Grèce mère de la philosophie et du polythéisme ; qu'ils profanent de leur blas- phème les forum , les basiliques , les assemblées populaires , les tribunaux des préteurs , toutes choses saintes et sacrées; qu'ils manifestent insolemment leur Dieu à la face de l'aréopage à Athènes , de la grande Diane à Éplièse, de Néron à Rome; libres, hardis, usant hautement, jusqu'à ce que la persécution la leur vienne interdire , de cette publicité de l'Agora , la liberté de la presse du monde antique ( car c'est un fait remarquable et pas assez observé que celto publicité du christianisme dans ses premières années) ; faisant ce que Socraie, Platon , ni Pylhagore , n'avaient osé faire , disant la vérité qu'ils savaient , n(»n à des initiés , mais à tous ; faisant ce que ces philosophes n'avaient pu faire , et disant aux Athéniens : « Le dieu que vous adorez sans le connaître, moi je vous l'annonce; » qu'ils aient ainsi procédé, ne ménageant pas la contradic- tion au monde et la lui jetant au visage, si crue et si cho(iuante qu'elle pût être , s'ils étaient les seuls auteurs de leur doctrine et de leur force , c'est en vérité ce que je ne puis comprendre.
(1) De ISazarelh peut-il venir quelque chose de bon? (Joan., I, 46.) —Le Cliiist vient-il donc de Galilée?... Scrutez les Écritures, et vous verrez qu'il ne doit pas s éle- ver Je prophète en Galilée. (Vil, 41, 52. )
(2) Ab indoctis hominibus scriptae sunt res vestra;... barbarismis obsitie. (-/c- nobe, I, 39.)
(3) Hommes .sans lettres, ignorants ( Act. IV, 13. ;. Le païen Celse dit la même chose. (Origen. conlra Celsum, 1 , 26 , 62 ; IF, 46. — Voir aussi Julien ajJud Cyrill., M. ;
TOME VI. -
18 LKS CÉSARS.
Aiis>i , ilaiis cellf liyiKiihèse . riiisloiie de ruiiifiiie du cliiislianisine (je ne parle pas aujourd'hui de sa propagalion) esl merveilleusemenl difficile à con- stniirc. Gi!)bon et son école se tirent d'affaire en n'en parlant pas; ils pren- nent le christianisme déj;"! adulte, tout viril et tout grandi, sans dire naot de son enfance; ils supposent qu'il est né, sans dire comment. Quant à moi, si j'étais obligé de prononcer sur ce fait selon les seules possibilités humaines et d'après les données communes